Préface à L’Exhumation des dieux. Pour une théorie critique de l’islamisme et du fondamentalisme des « valeurs occidentales » à l’ère du capitalisme de crise
Groupe Krisis
Paru le 15 janvier dernier dans les meilleurs librairies et disponible sur le site des Editions Crise & Critique.
Par Norbert Trenkle
Décembre 2020
Au plus tard depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001, l’« islam » est devenu dans les pays occidentaux l’incarnation d’un inquiétant et mystérieux « Autre » menaçant les bases de la convivance sociale. Cette vision des choses constitue, depuis cette date environ, le lien idéologique englobant qui rassemble les camps politiques les plus divers, de la social-démocratie à l’extrême droite, en passant par le libéralisme. Si dans le détail il y a bien des différences dans la construction de cet « Autre », il est un aspect que tous partagent : l’analyse culturaliste de la société, notamment des contradictions et conflits sociaux de l’époque actuelle. Pour la droite et surtout pour l’extrême-droite, cette culturalisation s’intègre parfaitement dans une conception idéologique du monde selon laquelle les forces marquantes d’une société se réduisent aux origines et à la culture, le grand péché originel de la modernité étant le « mélange » des cultures et des « races ». Dans cette idéologie, « islam » et « culture occidentale » sont par essence étrangers l’un à l’autre et ne peuvent coexister pacifiquement sur un même territoire. Cela ne s’accompagne d’ailleurs pas forcément d’une hostilité de principe vis-à-vis de l’islam : souvent, « les musulmans » sont même admirés et regardés avec envie pour la conséquence et l’esprit de sacrifice avec lesquels ils défendent « leur culture ». Mais dans tous les cas l’hostilité est dirigée contre les individus identifiés comme musulmans qui vivent dans les « pays occidentaux » et qui doivent « retourner » là où serait leur place.
Dans le discours libéral, les choses sont plus compliquées. Dès lors qu’on ne compte pas abandonner la prétention à l’égalité et à la liberté universelles, les hommes et les femmes originaires des pays dits musulmans ne peuvent en être exclus par principe. Aussi argue-t-on que ces gens, pour la plupart, n’ont hélas pas encore atteint le niveau de civilisation des sociétés occidentales éclairées et sécularisées, et devront donc en passer par un processus d’adaptation avant de pouvoir être admis au sein de la communauté démocratique. Autrefois, cette idéologie historico-philosophique du progrès, selon laquelle la société occidentale-capitaliste avec ses institutions démocratiques représente l’apogée (provisoire tout au moins) de l’évolution historique, servait à légitimer les conquêtes coloniales. Aujourd’hui, on y recourt pour justifier le cloisonnement toujours plus poussé des hommes et des femmes issus des anciennes colonies. Car – tel est l’argument – ces derniers constitueraient, du fait de conceptions archaïques et pré-modernes dont ils auraient encore à se défaire, une menace pour « notre démocratie ».
À la différence des points de vue de la droite et de l’extrême-droite, le discours de démarcation libéral repose donc sur une culturalisation asymétrique. Tandis qu’il conçoit son propre système de valeurs comme universellement et transhistoriquement valable, les « Autres » sont perçus comme enfermés dans un particularisme limité et arriéré dont ils doivent s’extraire. Il serait toutefois erroné de simplement récuser la prétention universaliste, et de la dénoncer comme fausse idéalisation d’un point de vue culturel lui-même seulement partiel. Car ce relativisme culturel postmoderniste, en vogue depuis les années 1980, repose lui aussi sur une vision du monde qui affirme les identités culturelles, même si celles-ci sont en même temps « déconstruites » comme effets de discours. C’est en toute conséquence que le relativisme culturel a été adopté depuis longtemps par des maîtres à penser de la Nouvelle Droite comme Alain de Benoist. Dans leur concept d’« ethno-différentialisme », la vision multiculturelle d’une coexistence des cultures est seulement retournée dans le sens d’une séparation claire et nette des cultures en fonction des territoires qui prétendument leur reviennent.
Face à cela, l’universalisme libéral-démocratique contient du moins encore la prétention à une émancipation universelle de l’Homme. Cependant, cette prétention se dément sans cesse elle-même, car elle se réfère au seul univers de la production générale de marchandises, constitutivement fondée sur la dissociation de tous les moments non-compatibles et sur l’exclusion d’un « Autre » construit. La fausseté de l’universalisme libéral-démocratique ne réside pas dans le fait qu’une « culture » déterminée dissimulerait son propre particularisme en se posant comme absolue. Elle résulte du fait que si le mode de production et de vie capitaliste tend certes à s’incorporer tout ce qui au niveau global s’exprime et se manifeste socialement, il n’en produit pas moins en permanence et de manière structurelle de l’exclusion sociale, raciste et sexiste, tout en externalisant les coûts de la production de richesses. S’y ajoute que la rationalité capitaliste, par son caractère unidimensionnel, objectivé et instrumental, engendre comme son revers, précisément, cet irrationalisme qu’elle traite et combat ensuite comme l’« Étranger » même.
C’est ce lien, entre la rationalité capitaliste et l’irrationalisme qu’elle ne cesse de produire, que les textes réunis dans ce volume s’emploient à retracer. Que soit étudié ici en premier lieu l’islamisme, est dû à l’importance politique globale de celui-ci au moment où ces textes ont été rédigés (ils ont presque tous été publiés dans les années 2000) et à l’importance particulière que l’« islam » avait alors pris pour l’« Occident » en tant que cible [Feindbild]. Or, ces analyses gardent néanmoins un caractère tout à fait exemplaire et restent d’une grande actualité. Non seulement parce qu’elles déchiffrent l’islamisme sur un plan fondamental comme forme phénoménale déterminée de l’« Autre » irrationnel produit par le capitalisme, mais parce que dans le même temps, elles replacent son inquiétante conjoncture dans le contexte d’une crise fondamentale et générale du mode de production et de vie capitaliste, lequel se heurte sur plusieurs niveaux à ses limites historiques. Crise, qui, sur le plan mondial, conduit à un essor des irrationalismes, des populismes régressifs et des formations identitaires collectives.
Cette crise va manifestement de pair avec l’instauration du capitalisme à l’échelle mondiale. Cet événement qui, dans les années 1990, avait été fêté comme un magnifique triomphe, s’est révélé être une victoire à la Pyrrhus. Pour de larges pans de l’humanité, les promesses grandiloquentes de « prospérité » obtenue grâce aux performances et à l’esprit de sacrifice de l’individu sont restées lettres mortes, puisque l’hyper-productivité technologique a rendu finalement l’individu « superflu » pour la valorisation du capital. L’économie de marché est certes arrivée jusqu’aux territoires les plus reculés, mais seulement sous la forme d’une concurrence ensauvagée tous azimuts, de précarité et d’insécurité, tandis que de nombreux États-nations postcoloniaux, nés pour la plupart seulement dans la deuxième moitié du XXe siècle, se sont retrouvés gangrénés par la criminalité, la corruption et le clientélisme, ou bien ont carrément sombré dans le chaos. Les centres capitalistes eux-mêmes sont touchés par ces tendances, quoique seulement sous des formes modérées jusqu’à présent. On y voit croître, notamment dans les couches moyennes, la peur de perdre leur niveau de vie menacé par l’afflux d’immigrés venus des régions dévastées de la planète, ainsi que par la concurrence exacerbée du marché mondial, les crises financières et économiques à répétition et la crise écologique, résultat de la logique capitaliste de croissance et d’externalisation.
Le climat général d’insécurité et de peur pousse ainsi de nombreux individus à se réfugier dans des identités collectives en apparence valables par-delà les époques. Ces identités sont supposées fournir un appui et procurer le sentiment de pouvoir agir sur son destin. À l’époque de l’ascension du capitalisme, les identités nationalistes et ethniques [völkisch] se présentaient comme des entités ancestrales, leur préhistoire remontant à la nuit des temps, alors qu’en réalité ces identités dataient des XIXe et XXe siècles. Le fait qu’aujourd’hui, à l’époque de la crise du capitalisme, ce sont dans une large mesure des « religionismes » (Ernst Lohoff), c’est-à-dire aussi des identités mais à base religieuse, qui jouent le rôle central, vient notamment de ce que les formations étatiques précaires et corrompues dans de larges portions du monde, ne peuvent plus guère servir de surface de projection à une formation identitaire positive, en sorte que c’est maintenant l’au-delà d’un royaume céleste fantasmé qui doit assurer ce rôle. Là aussi, l’islamisme, avec son phantasme aérien d’un État de Dieu global, est tout sauf pré-moderne ; il s’agit d’un pur produit de la mondialisation capitaliste, comme le montrent notamment Karl-Heinz Lewed et Ernst Lohoff dans leurs textes. Son caractère déterritorialisé en fait d’ailleurs une offre identitaire particulièrement attrayante pour des individus atomisés partout dans le monde qui, tout d’un coup, vont découvrir l’« islam », pour lequel certains iront jusqu’à s’engager dans une « guerre sainte » alors qu’ils n’avaient pas le moindre lien culturel et familial avec celui-ci auparavant.
À cet égard, l’islamisme ne diffère en rien des sectes évangélistes qui ont fêté leur triomphe surtout là où l’instauration sauvage de la rationalité capitaliste a liquidé toutes les formes traditionnelles de solidarité et de communalisation, laissant derrière elle le désert d’une concurrence individuelle déchaînée, comme c’est le cas dans de larges parties de l’Amérique latine et de l’Afrique. Les identités collectives ne sont que le revers de l’individualisation abstraite, partie intégrante de la structure de la socialisation capitaliste. Elles n’en représentent pas le dépassement, mais l’ont toujours comme condition préalable. Elles offrent aux individus isolés le sentiment d’appartenir à une communauté, mais au lieu d’abolir leur mode d’existence isolée, exigent au contraire leur soumission au collectif et à ses normes, qui peut aller dans les cas extrêmes jusqu’au sacrifice de soi. À cette soumission intérieure correspond toujours une séparation tranchée et souvent agressive avec l’extérieur, séparation qui prétend protéger l’identité collective. Cette démarcation et cette auto-affirmation peuvent prendre des formes violentes, et ne sont nullement caractéristiques du seul islamisme, comme le montrent (exemple cruel parmi d’autres) les pogroms contre les Rohingyas au Myanmar.
Depuis les années 2000, la tendance à la revitalisation des identités collectives s’est aggravée de façon effrayante dans le monde entier, sous la forme non seulement des religionismes divers, mais également d’un retour de flamme du nationalisme, notamment dans les centres capitalistes. On peut d’ores et déjà prévoir qu’avec l’aggravation de la crise, cette tendance s’exacerbera, en même temps qu’augmenteront l’insécurité, la précarisation et l’atomisation des rapports sociaux. Or, les identités collectives qui constituent une réaction aux différents phénomènes de crise, font elles-mêmes partie intégrante et sont un moment dynamisant du délitement général du lien social. Nationalisme et hostilité à l’égard de l’islam s’imbriquent à cet égard de manière contradictoire. Si, au début des années 1990, Samuel Huntington avait encore invoqué l’identité culturelle de l’« Occident » face à l’« Islam », on assiste désormais en Europe au réveil d’une folie identitaire nationaliste qui menace de faire éclater l’Union Européenne. Parallèlement, la position offensive prise vis-à-vis de l’« islam » fournit le combustible d’un conflit identitaro-politique opposant « nationaux » et « étrangers » et menace de détruire les bases d’une convivance dans l’ensemble pacifique.
Les défenseurs libéraux de l’économie de marché et de la démocratie sont largement désemparés et impuissants face à cette évolution dont ils ont grandement préparé le terrain par des années de politiques de dérégulation et de précarisation. Plus l’irrationalisme se renforce dans les centres capitalistes eux-mêmes, plus il devient difficile de le faire reculer en le définissant comme force « étrangère » faisant irruption depuis l’extérieur. Au lendemain des attentats du 11 septembre, le libéralisme était repassé à l’offensive. Par une sorte d’acte de substitution idéologique, qui était lui-même déjà un signe évident de sa propre faiblesse, il entendait liquider à coups de bombardiers, de drones tueurs et de camps de torture l’islamisme prétendument archaïque, pour convertir à leur tour les pays musulmans à la liberté et à la démocratie. Mais après l’échec prévisible de cette croisade qui aura non seulement définitivement déstabilisé le Proche et le Moyen-Orient, les plongeant dans des guerres civiles sans fin, mais également offert au djihadisme un afflux de combattants venus du monde entier, l’universalisme libéral-démocrate se trouve désormais dos au mur. L’invocation des « valeurs occidentales » ne sert plus qu’à justifier une politique de rejet des réfugiés, cette justification différant tout au plus par quelques nuances des positions de la Nouvelle droite et des populistes nationalistes, et qui revient à l’aveu que les promesses universalistes faites par l’ordre libéral et démocratique sont décisivement discréditées.
Cependant, le déclin de l’universalisme des « valeurs occidentales » n’a pas uniquement préparé le terrain de la régression politique : il a également libéré la place pour reformuler l’idée d’une émancipation humaine universelle. Malheureusement, il faut noter qu’une grande partie de la gauche, et surtout de l’extrême gauche, a depuis longtemps abandonné cette idée. Depuis des années, certains défendent des positions qui rappellent presque le « choc des civilisations » de Huntington, sauf qu’ils se retournent contre l’« Occident » de l’intérieur dans une sorte d’autocritique suffisante. On a pu voir ce phénomène grandir en France à chaque débat entourant un attentat islamiste. Soucieuse de ne pas se montrer dupe de l’universalisme marchand porté effectivement depuis ses origines par l’Occident, focalisée sur les interventions militaires américaines et européennes (en oubliant au passage que des pays musulmans ont bombardé l’Irak ou la Syrie), cette gauche ne cesse de trouver au religionisme islamiste des circonstances atténuantes : il ne serait qu’une réaction des « pauvres », le terrorisme est « l’arme des faibles », l’OTAN et les États-Unis sont les principaux responsables de son extension, etc. À ce relativisme pseudo-anticolonialiste aux accents paternalistes, il est nécessaire d’opposer un rejet catégorique de tout identitarisme, qu’il provienne d’une aire géographique ou d’une autre. L’islamisme a d’ailleurs désormais sa propre histoire et sa nocivité envers les musulmans eux-mêmes n’est plus à démontrer ; il a par ailleurs un agenda politique indépendant de celui des gouvernements occidentaux. Toute défense ou relativisation de l’islamisme équivaut donc à une capitulation face aux tendances régressives et identitaires de l’époque du capitalisme de crise.
La critique de la formation identitaire comme telle, qu’elle soit de nature religioniste, nationaliste ou culturaliste, occupe à cet égard une place centrale. Une société mondiale libérée n’a pas besoin d’identification à des entités collectives imaginaires, ni de se soumettre à des principes formels tels que la liberté et l’égalité qui, tout en se prétendant universels, se fondent en réalité sur l’exclusion, la domination et la dissociation. Si elle est universelle, c’est au sens emphatique du mot, car elle repose sur la libre association des individus et la coopération générale à l’échelle planétaire.
Norbert Trenkle, Décembre 2020.
Présentation de l’ouvrage :
Des attaques contre le magazine satirique Charlie Hebdo à la prise d’otages qui s’en est suivie dans un supermarché juif, en passant par l’assassinat de Samuel Paty, le débat sur l’incompatibilité d’une culture prétendument islamique avec les « valeurs occidentales » et les Lumières s’est à nouveau enflammé au cours de ces dernières années. Le fait qu’au même moment, un large mouvement populiste-raciste de droite s’agite contre une « islamisation de l’Europe » redoutée donne à ce débat un caractère encore plus explosif.
La principale thèse de « L’Exhumation des dieux » est que le prétendu choc des civilisations est en fait un conflit identitaire-culturaliste au sein de la société capitaliste mondiale. Cette thématique nouvelle marque un tournant historique où, après la phase néolibérale et son culte prononcé de l’individualisme, le balancier de l’histoire va dans l’autre sens, y compris en Occident, réaffirmant la position dominante des identités collectives qui autrefois avaient accompagné l’histoire de l’instauration du capitalisme. Mais à l’ère du capitalisme de crise ce n’est plus seulement la Nation qui est au cœur du culturalisme contemporain. Le passage de la communauté imaginaire de la Nation aux communautés imaginaires religieuses – le religionisme dans ses diverses formes hindouiste, chrétienne ou islamique – dans la production des identités collectives, marque une nouvelle étape dans la crise de la société de la valeur. À ce titre, les différentes expressions de l’islamisme contemporain ne représentent pas une rechute dans des formes traditionnelles de religiosité, mais une forme très moderne et spécifique de pseudo-religiosité, qui trouve ses causes dans les symptômes de décomposition de la société capitaliste globale.
Karl-Heinz Lewed, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle du groupe Krisis, connu pour le Manifeste contre le travail, participent au courant international de la critique de la valeur qui élabore une lecture radicale du capitalisme fondée sur une lecture novatrice de Marx, à contre-courant du marxisme traditionnel.
SOMMAIRE
Norbert Trenkle Préface
L’Exhumation de dieu
De la Nation sacrée au Royaume céleste global
Ernst Lohoff
Feu et flammes pour la démocratie et la liberté
Thèses sur le fondamentalisme des « valeurs occidentales » à l’époque de leur décomposition
Norbert Trenkle
Le combat culturel des Lumières
Comment les « valeurs occidentales » se transforment en une religion tribale agressive
Norbert Trenkle
Quand le bon Dieu entre en crise
Si certains identifient un « conflit entre l’Orient et l’Occident » ou une « guerre de l’Occident contre le reste du monde », la gauche doit rejeter ce débat pour s’attaquer aux politiques identitaires et culturalistes
Ernst Lohoff
Pourquoi l’islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion
Norbert Trenkle
Frères, en route vers la loi et la liberté
Sur le lien entre l’islamisme et les valeurs occidentales
Karl-Heinz Lewed
Apothéose de l’universalisme
L’islamisme comme fondamentalisme de la forme sociale moderne
Karl-Heinz Lewed